Chapitre II. Les djinns
p. 41-60
Texte intégral
1En arabe littéraire, jin est le pluriel de jinni dont le féminin est jinniyya. En dialectal marocain, on dit jnun au pluriel, jin au singulier masculin et jenniyya au singulier féminin. Ces noms dérivent du mot jana
qui signifie « cacher », « couvrir », « envelopper ». Plusieurs mots
proviennent de cette même racine, exprimant l’idée de ce qui est caché
et qui ne peut être vu : le fœtus, c’est le janīn ; le tombeau et le linceul sont le janān ; l’âme, c’est le janān (Lisan). Les djinns
sont une donnée coranique, mais ils existaient avant l’islam. La
tradition veut que chaque poète de la période pré-islamique ait été
possédé par un jinni ou un chaytān (satan) qui lui
donnaient son inspiration (Guidi, 1921, p. 38). Westermarck insiste
aussi sur le fait que les croyances relatives aux djinns sont bien
antérieures à l’islam :
« On distingue plusieurs couches superposées dans la masse des croyances et pratiques qui règnent en pays mahométans relativement au djinn : il y a celles qui, datant du vieux paganisme arabe, en perpétuent des vestiges ; il y a celles qu’y ajouta la religion nouvelle ; d’autres enfin sont issues, dans les pays où elle se répandit, de croyances et pratiques propres à ces pays et antérieures à cette religion. » (Westermarck, 1935, p. 19)
2La sourate « Al jin »
atteste de leur existence et indique qu’il y a parmi eux des musulmans
ainsi que des non-musulmans (LXII, 14-15). Si l’homme est créé d’argile,
eux sont créés de feu (Coran, LV, 14). Ils sont les premiers
habitants de la terre, mais ils auraient désobéi à Dieu qui envoya des
anges contre eux afin de les combattre ; vaincus, ils furent exilés dans
la mer (Suyuti, 1988, p. 17). Mais on croit surtout qu’ils sont sur la
terre et qu’ils la partagent avec les hommes ; c’est cette croyance qui
prédomine. Leurs besoins sont semblables à ceux des hommes. Ils passent
pour manger les os et les crottes ou bien du riz. Tantôt la littérature
dit qu’ils mâchent et avalent, tantôt qu’ils se nourrissent uniquement
avec les odeurs de ces aliments. Ils ont des rapports sexuels avec leurs
semblables et aussi avec les humains. Ils enfantent mais beaucoup plus
que les hommes car, chaque fois qu’un enfant naît chez ceux-ci, neuf ou
dix naissent chez les djinns. Ils parlent. Le Prophète a eu plusieurs
conversations avec eux. Ils ont une organisation sociale calquée sur
celle des Arabes et sont ainsi partagés en tribus. Des rois les
gouvernent. Leurs demeures préférées sont les lieux sales et/ou humides,
comme le hammam et les ordures (Suyuti, 1988, p. 38-39). Ils
fréquentent aussi les lieux où l’on trouve du sang, comme les abattoirs.
- 12 Les Egyptiens, par exemple, semblent ne pas distinguer les ‘afārīt (démons malfaisants) des djinns (...)
3La littérature
les concernant est très vaste mais compliquée et peu claire, ce qui ne
me permet pas de donner une définition exacte de leur nature, pour
autant que cela soit possible. Il importerait également de les
distinguer de satan (chaytān) et des ‘afārīt, ce qui semble encore plus difficile12. Dans Les Structures du sacré chez les Arabes,
Chelhod tente d’opérer cette distinction sans y parvenir,
vraisemblablement à cause de la multiplicité et du flou des sources
islamiques (Chelhod, 1964 : 67-92). Selon lui, les djinns relèveraient
du « sacré anonyme ». Cette définition ne correspond pas à la façon dont
les Marocains les considèrent puisqu’ils les personnifient. De leur
point de vue, ce sont des êtres généralement invisibles mais qui peuvent
se manifester sous diverses formes aux humains.
4En général, les
djinns sont considérés comme des créatures maléfiques qui attaquent les
hommes et provoquent des maladies graves difficiles à guérir. Ces
maladies sont appelées sar‘, et celui qui en est atteint dénommé masrū‘. Le mot sar‘ désigne l’inclination pathologique du visage sur un côté (Lisān al ‘Arab)
ainsi que la folie, les paralysies, l’épilepsie. Il désigne aussi les
séances ou les pratiques auxquelles on a recours pour guérir le masrū‘.
Durant ces séances, il faut lire certaines sourates dans l’oreille du
malade ou dire « au nom de Dieu » et donner au djinn l’ordre de sortir,
comme faisait le Prophète : « Sors, ennemi de Dieu, je suis le prophète
de Dieu. » (Al-Jawziyya, 1987, p. 68) Dans le cas où il ne veut pas sortir, il faut l’attaquer :
« Il m’a raconté [Ibn Taymiyya] qu’il l’a [une formule] lue dans l’oreille du masrū‘ ; le djinn (rūh) a dit : oui ; il [Ibn Taymiyya] a dit : j’ai pris un bâton, et je l’ai frappé avec sur les veines de son cou, jusqu’à ce que mes mains s’affaiblissent à cause des coups. Les assistants n’ont pas douté qu’il allait mourir à cause des coups. Pendant les coups, il [le djinn] a dit : je l’aime. J’ai dis : lui ne t’aime pas. Il a dit : je veux faire un pèlerinage avec lui. J’ai dis : il ne veut pas faire de pèlerinage avec toi. Il a dit : je le laisse en ton honneur. J’ai dit : non, pour l’obéissance de Dieu et de son Prophète. Il a dit : je sors de lui. Le cheikh a dit : le masrū‘ a regardé à droite et à gauche, puis il a dit : qui est-ce qui m’a amené ici ; on lui a dit [les assistants] : et tous ces coups ? Il [le masrū‘] a dit : et pourquoi me frappe-t-on, je n’ai pas commis de péchés ? et il n’a pas senti qu’il était battu. » (Al-Jawziyya, 1987, p. 68)
Les djinns au Maroc
5Je vais maintenant
essayer d’expliquer la perception que la population de Khénifra a des
djinns, ce qui nous rapprochera sans doute davantage des questions qui
nous intéressent. Tout d’abord, il faut savoir que le fait de nommer les
djinns directement est interdit et passe pour une provocation, comme si
on les appelait. Ainsi existe-t-il de fort nombreuses dénominations
d’évitement :
Wlāy-Allah
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Amis de Dieu
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Shāb lemkān
|
Les propriétaires du lieu
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Lli ma taytsemmawch
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Ceux qu’on ne nomme pas
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Bismi Allah arrahmān arrahīm
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Au Nom de Dieu…
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Syādna
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Nos seigneurs
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Ahl Allah
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Gens de Dieu
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Lryāh
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Les vents
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Lmlūk
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Ceux à qui on appartient…
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Lemselmīn
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Les musulmans
|
- 13 Encore qu’il existe d’autres représentations de celle-ci : « C’est une méchante sorcière qui appara (...)
6Ils sont,
cependant, réputés inoffensifs durant le mois de Ramadan, où ils
seraient prisonniers de Dieu. Ils peuvent se manifester sous diverses
formes ; sous une forme animale : chats, chiens, chèvres, et on ne se
hasarde donc pas à frapper l’un de ces animaux, surtout la nuit ; ou
sous une forme humaine mais avec des pieds de chèvre, comme Aïcha
Qandicha qui se promène la nuit sous l’aspect d’une belle femme afin de
rassasier son appétit sexuel en séduisant des hommes13. Cette jenniyya serait, selon Westermarck, la déesse de l’amour, Astarté, qui était vénérée par les Cananéens, les Hébreux et les Phéniciens :
« […] La frivole Aïcha Qandicha est l’antique déesse de l’amour, la grande Astarté, tombée au rang d’une djinnīya mauresque dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle a une réputation détestable. […] » (Westermarck, 1935, p. 33)
- 14 Qui sont de toute manière interdits en dehors du mariage (Bousquet, 1990). On considère seulement q (...)
7Une autre forme attestée d’apparition d’une jenniyya est la « mule des cimetières ». Suivant une croyance répandue au Maroc, Allah transformerait certaines veuves en jenniyya,
le soir. La veuve doit, en effet, respecter un certain nombre de règles
durant la période de quatre mois et dix jours qui suit la mort de son
mari : elle doit s’habiller de blanc, ne pas sortir ou très rarement et
seulement si elle y est obligée, être chez elle avant le coucher du
soleil, ne pas se maquiller et s’abstenir formellement de tout rapport
sexuel14. S’il lui arrive d’avoir des relations sexuelles, Allah la châtie en la transformant en une sorte de jenniyya
qui garde une forme humaine, mais qui devient très grande avec des
pieds de chèvre et erre le soir dans les cimetières, traînant des
chaînes après elle. On l’appelle « beghelt lqbūr » (la mule des cimetières). Un de mes informateurs, Saïd, m’a dit avoir aperçu une « mule des cimetières » :
« Je suis quelqu’un qui croit à ce qu’il voit. Il y a sept ou huit ans, je dormais tout seul dans une chambre. Au milieu de la nuit, j’ai entendu un bruit, c’était un mélange d’aboiement de chien et de claquement de chaînes. Le bruit se répétait de plus en plus fort ; j’ai fini par regarder par la fenêtre et j’ai vu une femme très, très grande avec des jambes pleines de poils. Elle était enchaînée. J’ai réveillé mes parents, ils ont vu la même chose. Le lendemain, je suis allé voir le gardien ; il était gravement malade ; il m’a dit qu’il était malade parce qu’il avait été touché par la mule des cimetières. Trois jours après, il était mort. »
8Afin de respecter
une cohabitation harmonieuse avec les djinns et d’éviter ainsi les
maladies et les malheurs, il existe tout un ensemble de règles qui
indiquent ce qu’il convient de faire et de ne pas faire. Quand on
s’installe dans une nouvelle maison, il faut sacrifier un animal à
l’entrée. On doit évoquer les noms de Dieu et de son Prophète chaque
fois que l’on entre aux toilettes, au hammam ou dans les abattoirs, qui
sont constamment hantés. Il ne faut pas verser de l’eau bouillante par
terre ou dans les égouts, afin de ne pas brûler les djinns qui y
séjournent. Il ne faut pas dormir ou s’asseoir au seuil de la maison et à
l’entrée des chambres, qui sont leur propriété. Il ne faut surtout pas
laisser les bébés seuls, car la jenniyya nommée Umm s-sebyān, « la mère des enfants », risque de les rendre malades ou laids. C’est pour cela qu’on nomme l’enfant victime de cette jenniyya : lmbeddel, « celui qu’on a changé ».
9Fréquenter la
nuit, solitaire, les rivières, les sources, les lacs, les forêts, les
montagnes et, en général, les endroits humides non habités représente un
risque majeur, car c’est une violation de l’espace et de l’intimité des
djinns. On dit qu’ils n’attaquent pas celui qui ne les provoque pas ;
mais dans le cas contraire, leur vengeance est redoutable : ils frappent
la personne, c’est-à-dire qu’ils la possèdent, provoquant chez elle un
handicap physique ou psychologique. Toute une terminologie sert à
désigner les gens considérés comme possédés :
Meskūn
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habité
|
Medrūb
|
frappé
|
Merkūb
|
monté par quelqu’un
|
Memlūk
|
appartient à quelqu’un
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Mejnūn
|
insensé
|
10Les gens qui sont
« frappés » par les djinns peuvent subir des pertes de mémoire, avoir
des hallucinations, être atteints de paralysie faciale, d’épilepsie ou
devenir fous. Les anomalies physiques et mentales ne sont pas les seuls
signes de la possession. On peut désigner comme « possédées » des
personnes dont la situation sociale présente aussi une anomalie comme,
par exemple, les hommes qui ne se marient jamais ou qui font plusieurs
fiançailles n’aboutissant pas. On dit alors qu’ils sont mariés avec une jenniyya
et que c’est elle qui conduit à l’échec toute tentative de mariage. On
désigne aussi comme possédées des femmes qui sont assez souvent
fatiguées sans raison apparente. Si elles vont chez la voyante, celle-ci
leur révèle le nom du djinn possesseur ainsi que sa couleur : le djinn
Sidī Hammū préfère le rouge, Lalla Malika le mauve, Sidī Mimūn le noir,
Lalla Mira le jaune… Suivant les voyantes, même des personnes ne
présentant pas les caractéristiques de la possession seraient possédées.
Dans ces cas, la possession est donc diagnostiquée avant que l’état de
transe ne soit atteint, comme l’a souligné Lewis (1977, p. 46).
11Les cas de
possession les plus typiques sont ceux où une personne se comporte
normalement mais qui, de temps en temps, perd conscience, entre en
crise, crie, s’arrache les cheveux, se tord dans tous les sens, les
traits du visage et les membres déformés. Parfois, elle parle durant ces
crises comme une voyante ; elle évoque le passé, le présent et l’avenir
des assistants. Parfois aussi, elle utilise des paroles
incompréhensibles, comme si elle parlait une langue étrangère. Des
informateurs m’ont affirmé qu’ils avaient entendu un possédé parler en
français ou en anglais pendant une crise, bien que ne connaissant ni
l’une ni l’autre de ces langues. Ces crises sont provoquées par un
énervement quelconque, par certaines musiques ou par des odeurs.
12Un possédé est
une personne qui, après avoir mené une vie normale, commence à se
comporter d’une façon « bizarre », à errer pendant la nuit, à se
réfugier dans des sanctuaires, à refuser de parler, à présenter des
traces sur le corps au réveil, à tenir des propos insensés, à adresser
la parole à quelqu’un d’invisible, à avoir l’impression d’être
étranglée. On considère aussi comme possédés des enfants très nerveux,
qui crient tout le temps sans raison apparente et perdent conscience
quand ils sont contrariés. J’ai ainsi vu un enfant, présenté comme
possédé, dont on disait qu’il perdait conscience et pouvait rester toute
la nuit debout, enserrant le tronc d’un arbre.
Les soirées de transe
13Pour guérir la possession, il faut recourir à une séance de sar‘, conduite par un fqīh (voir supra)
ou organiser une soirée de transe, conseillée par une voyante. Pendant
mon travail de terrain, j’ai assisté à plusieurs d’entre elles ; l’une
était organisée pour Malika, une jeune fille de vingt ans qui avait un
comportement « anormal » parce que la famille de son « petit ami » ne
voulait pas qu’ils se marient. Ce refus venait de ce que les sœurs de
Malika avaient la réputation d’être de mœurs légères. Malgré cela, les
fiançailles eurent lieu, mais le fiancé ne savait plus s’il devait
épouser ou non Malika. Il la quittait et il revenait ; son hésitation
était attribuée à la sorcellerie. Malika est tombée malade : elle
souffrait de maux de tête et prétendait avoir l’impression qu’on
l’étranglait. Son comportement aussi changea : elle quittait la maison
de ses parents sans que personne ne sût où elle allait, prétendant être
dans des sanctuaires. Elle fréquentait d’autres hommes et passait auprès
des habitants de son quartier pour se prostituer. Elle ne savait plus, à
son tour, si elle voulait épouser son fiancé et si elle était amoureuse
de lui. Chaque fois qu’elle décidait de se marier avec lui ou avec un
autre, elle tombait malade et disait se réveiller avec des brûlures sur
le visage et sur le corps. Ses parents l’emmenèrent chez des médecins.
Les fqīh et les voyantes étaient sûrs, eux, qu’elle était
frappée par un djinn. Comme il semblait que les talismans et les visites
aux sanctuaires étaient inefficaces, on recourut à une soirée de transe
(lila ou lila dyāl jjedba).
14La famille de Malika invita un groupe de musiciens d’une confrérie religieuse de Meknès, les ‘issawa,
spécialistes des transes, la voyante qui avait conseillé la soirée et à
qui il revint de l’organiser, des parents, des amis ainsi que des
possédées connues. Les femmes commencèrent à venir à la maison des
parents de Malika, en début d’après-midi. Du thé fut servi. Vers 17
heures, il y avait déjà une trentaine d’invités qui gagnèrent la
terrasse. Lm‘allem, ou le chef du groupe de ‘issawa, répéta : ya l‘fū ya Mūlana (la guérison, ô Maître), mselmīn, teslīm, hna mselmīn,
« on s’en remet à vous (les djinns) ne nous faites pas de mal », tout
cela en faisant des révérences aux djinns, les mains croisées dans le
dos. Puis la musique commença. Lm‘allem égorgea un bouc en
présence des invités ; dès que le sang commença à couler, un membre de
la confrérie en remplit un bol, puis des femmes se précipitèrent pour
boire le sang qui se répandait. Elles étaient dans un état second, comme
inconscientes de ce qui les entourait, le visage pâle, les cheveux
décoiffés, les yeux fermés, sautant de manière rythmée. Quand la musique
s’arrêta, certaines d’entre elles tombèrent par terre en se tordant et
en criant. Pour les calmer, la voyante brûla du benjoin et fit boire à
quelques-unes le sang qu’on avait mis dans le bol. Quand elles revinrent
à elles, elles avaient l’air hébété mais satisfaites. Leurs mains,
leurs vêtements et leurs visages étaient couverts de sang. Lm‘allem
pria pour la fille et pour sa famille et aussi pour les invités qui lui
avaient donné une somme d’argent, en même temps que la maîtresse de
maison offrait du lait et des dattes. Vers 19 heures, la première partie
de la soirée était achevée. Elle reprit deux heures plus tard.
- 15 Le sel est censé éloigner les djinns.
15Le nombre de
participants avait considérablement augmenté : il y avait alors une
cinquantaine de personnes. Toute la soirée se passa sur la terrasse, au
dernier étage de la maison. En temps normal, elle n’était pas meublée,
mais on l’aménageait quand on organisait une fête. Ce soir-là, on avait
disposé des tapis, des coussins et quelques chaises. L’assistance était
principalement féminine. Le petit groupe d’hommes qui étaient présents
comptait le père de la fille, ses deux frères et les membres de la
confrérie. Après avoir mangé un couscous sans sel15 préparé avec la viande du bouc égorgé, les participants se mirent debout et lm‘allem répéta encore mselmīn, teslīm yā m- malīn lmkān
(on s’en remet à vous, les possesseurs de la maison [les djinns]). La
musique reprit et les possédées entrèrent en transe. Comme elles sont
toutes habitées par des djinns différents et comme on ne connaissait pas
encore le nom du djinn possédant Malika, il fallut d’abord jouer tous
les rythmes pour découvrir le nom du djinn qui l’habitait puis pour
faire plaisir à toutes les possédées et à leurs djinns. Il y avait des
femmes de tous âges, appartenant à la classe populaire ou à la classe
moyenne, mais ayant toutes un faible niveau d’instruction. Les unes
étaient habillées de façon moderne et les autres de façon
traditionnelle. Quand les musiciens jouèrent le rythme d’un djinn qui se
nomme Sidī Mimūn, Malika se mit à déchirer ses vêtements, jusqu’à ce
qu’il n’en reste sur elle que quelques lambeaux, à s’arracher les
cheveux, à griffer son visage, ses seins qui était nus et ses jambes.
Elle criait en lançant aux invités un regard inquiétant, comme si elle
allait se jeter sur eux. Pour les assistants, ce comportement prouvait
qu’elle était possédée par le djinn Sidī Mimūn. Afin qu’elle se calme,
il fallut lui faire porter la couleur préférée du djinn, le noir. Sa
mère courut chercher des vêtements de cette couleur. Habillée de noir,
Malika retrouva son calme et continua à danser, mais d’une manière très
différente, souriante et sereine, comme si elle jouissait maintenant
d’un bonheur complet.
16Elle dansa un
petit moment, puis la musique et la transe furent arrêtées. Le chef du
groupe s’était habillé de rouge, la couleur de son propre djinn,
Sidī Hammū. A partir de ce moment, ce n’était plus lui qui parlait mais
son djinn. Quand on l’appelait en utilisant son nom, il répondait
ainsi : « Il n’est plus là, c’est Sidī Hammū qui vous parle, je suis
Sidī Hammū. » Les invités lui donnèrent de petites sommes d’argent, et
il pria pour tous pendant qu’ils répétaient « amen ». Il disait :
« Que Dieu vous guérisse de vos maladies et résolve vos problèmes au nom de Sidī Lghezwānī, de Sidī Sālh et de Sidī Lamīn [qui sont des saints]. Aujourd’hui, on a partagé la nourriture avec ces gens [les djinns], ça sera la fin des problèmes de cette fille. Que Dieu guérisse les gens qui sont là ainsi que leurs malades qui ne peuvent pas venir, que Dieu protège vos descendants. Cette nuit, on va tout connaître, celui qui a la niyya [la croyance confiante] va voir réaliser tous ses désirs, celui qui a la niyya va avoir la paix, là où il va. Nous demandons à Dieu et à ses saints d’éloigner de nous toutes les maladies et toutes les atteintes. Ceux qui sont venus avec la niyya vont résoudre leurs problèmes. »
17Puis il s’adressa à Malika :
« Que Dieu te guérisse et éloigne de ton chemin toutes les atteintes. Lalla Fatem-Zehra [la fille du Prophète], protège-nous, nous sommes sous ta protection et sous la protection de notre Prophète Mohammed, que Dieu réalise vos souhaits. Ô Guérisseur supérieur, ô Guérisseur très-haut… Il n’y a de Dieu que Toi, Dieu, Dieu, Ô Dieu guéris-nous. »
18Lm‘alem, ou plutôt le djinn Sidī Hammū, se mit alors à expliquer l’origine de la possession :
« Cette fille a eu cette maladie par suite d’une grande tristesse faqsa. Tu as donné ta confiance [niyya], tu as donné tes vêtements [c’est-à-dire : tu étais généreuse], mais il y a quelqu’un qui t’a trahie le jour de tes fiançailles, celle qui a fait ça [la sorcellerie] a déjà partagé la nourriture avec vous, elle a volé tes vêtements et elle a fait son travail dedans, elle est jeune, de taille moyenne, des yeux noirs [la femme qui a fait la sorcellerie à Malika]. »
19A ce moment, la mère l’arrêta en disant : « Arrête, ne dis rien, maintenant je la connais. » Lm‘allem continue, mais c’est toujours le djinn qui parle :
« Je ne connaissais pas ces gens-là [la famille de Malika], c’est la première fois que je partage la nourriture avec eux, Allah, Sidī Mhammid Ben Mūssa et Sidī Lghezwānī [des saints] vont se venger pour cette fille qui nous a invités en ce moment de fête, pour enlever son atteinte, ô Mūlay ‘Ali Ben ‘Omar, que Dieu réalise tous les désirs de cette fille, celui qui utilise la force mourra de faiblesse. »
20Enfin, il commença à négocier avec Malika, ou, plutôt, son djinn commença à négocier avec celui qui possédait la jeune fille :
« Au nom de Dieu et de son Prophète, au nom de tous les saints, sors de cette fille.
– Je veux la garder, elle est à moi.
– Au nom de Lalla Fatem-Zehra, rends cette fille à sa famille, rends-lui son esprit.
– Non, non, non…
– Au nom de Mūlay Abdel Qadir Jilālī [un saint], éloigne-toi d’elle.
(Ici Malika – son djinn – crie.)
(Ici Malika – son djinn – crie.)
– C’est toi qui as pris son esprit, c’est toi
qui l’as obligée à partir de chez ses parents, c’est toi qui l’as
éloignée du droit chemin.
– Oui, oui… (des cris).
– Je t’ordonne de la laisser tranquille.
– Je ne veux pas, je ne veux pas.
– Aux noms du Prophète Mohammed, de Lalla
Fatem-Zehra et de tous les saints, éloigne-toi de cette fille, par pitié
pour ses parents qui t’ont offert cette soirée, sors de cette fille.(Le
djinn de Malika soupire et crie.)
– Au nom de Sidī Mhammed Ben ‘Issa, sors, éloigne-toi d’elle.
– Je ne veux pas, elle est à moi.
– Si tu pars, elle va t’offrir une soirée de
transe une fois par an, et elle va assister aux soirées de transe
organisées par ceux qui t’appartiennent. »
21A ce moment,
Malika tombe par terre en regardant la foule comme si elle la
découvrait. Son regard et son soulagement signifient qu’elle n’est plus
possédée et, que, à partir de ce moment, c’est elle qui agit et non pas
son djinn. Pendant ce temps, des femmes répétaient, sans se lasser : teslīm, teslīm yā m-malīn lmkān.
22Il était presque
trois heures du matin, on disposa de la nourriture sans sel, du lait,
des gâteaux, des olives noires, des cacahuètes, des amandes, des
pop-corns, des noix, des dattes, le foie du bouc bouilli et un grand bol
de henné, sur un grand plateau. Puis, on joua un air demandé par la
voyante qui avait participé à l’organisation de la soirée, afin qu’elle
entre aussi en transe et fasse appel à son djinn. Quand la musique fut
achevée, elle prit place devant le plateau, les yeux fermés et les
traits du visage très tendus, puis elle commença une séance de voyance.
Les participants qui désiraient en bénéficier lui donnaient une bougie
noire. Après chacune de ses prédictions, elle prenait la bougie entre
ses deux mains, l’approchait de sa bouche et récitait doucement une
prière que je n’ai pas pu entendre ; puis, elle donnait la bougie à la
patiente, lui conseillant de l’allumer le soir du dernier jeudi du mois
et de demander ce qu’elle désirait. A la fin de la voyance, elle
distribua la nourriture disposée sur le plateau et fit passer le bol qui
contenait le henné pour que toutes les femmes puissent s’en mettre sur
les mains. Après la séance de voyance, la soirée s’acheva : il était
cinq heures du matin. Les invités partirent en emmenant avec eux une
partie de la nourriture qui avait été offerte pour la distribuer à leurs
proches, car elle était porteuse de baraka.
23Tout le long de
la soirée, la mère et la sœur aînée étaient à côté de la fille ; elles
l’empêchaient de se griffer et de se frapper ; elles lui tenaient les
mains et la tête ; elles essuyaient sa transpiration ; elles
l’entouraient de soins et d’affection. Elles étaient à sa disposition.
Cependant, la voyante s’occupait des autres femmes qui entraient en
transe ; quand l’air de leur djinn s’achevait, elles tombaient par terre
en se tordant car le djinn ne les avait pas encore quittées. Pour les
réveiller, on leur donnait ce qu’elles désiraient ou ce que leurs djinns
voulaient. Comme ils ont des préférences en ce qui concerne les
couleurs et la musique, ils ont aussi des préférences pour les
contreparties qui les conduisent à libérer partiellement la personne –
pour chaque possédé une seule chose. Ainsi leur donne-t-on du henné, de
la menthe ou de la viande crue à manger, de l’eau de fleur d’oranger, de
l’huile de cade à sentir et à boire, de l’eau pour la boire ou, dans
une bassine, pour s’y asseoir et s’en asperger. La voyante connaissait
le désir de chaque patiente ou de son djinn. Pour cette raison, lors de
la soirée, elle avait à sa disposition toutes les choses nécessaires
pour les satisfaire. Car l’essentiel de la soirée de transe était de
satisfaire les djinns.
24Quand on organise
une soirée de transe, il faut, en effet, prendre en considération qu’il
n’y a pas que des invités humains mais aussi – et surtout – des djinns.
Ainsi convient-il de les satisfaire et d’être à leur disposition. Pour
cela, il faut : 1. faire couler le sang ; 2. offrir une nourriture non
salée ; 3. demander le teslim.
251. On fait couler
le sang d’un animal afin de solliciter leur présence et d’avoir des
relations de paix avec eux, car les djinns aiment le sang et sont
présents dans les endroits où il y en a, comme les abattoirs. Le sang
versé pour cette cérémonie est offert aux djinns et signifie qu’ils sont
invités. Il est la condition première pour qu’ils soient présents. Dans
d’autres fêtes comportant un sacrifice, on verse du sel sur le sang
coulé pour les chasser ; en revanche, quand on verse le sang en
l’honneur des djinns, on évite d’utiliser du sel afin que les djinns
puissent participer. Ce sacrifice est partagé entre les humains et eux ;
les humains consomment la viande, et les djinns le sang. Cependant, les
djinns mangent la même nourriture que les humains si elle n’est pas
salée.
262. On offre, pour cela, une partie de la nourriture (msūsa)
sans sel, fade. La fadeur caractérise la nourriture des djinns. Quand
quelqu’un ne met pas assez de sel dans sa nourriture, on dit : « sa
nourriture est fade comme celle des djinns » ; on dit aussi : « je ne
suis pas un djinn pour manger la nourriture sans sel ». Cette même
fadeur qui caractérise la nourriture sans sel peut aussi caractériser
les humains : d’une personne belle sans charme on dit qu’elle « n’a pas
de sel », c’est-à-dire qu’elle est fade ; d’une personne qui parle de
façon agréable, on dit que « ses paroles sont salées ». Dans le langage
quotidien, le sel représente la beauté avec le charme.
27Quand les femmes
et surtout les jeunes filles qui cherchent un mari souhaitent que les
autres personnes les trouvent charmantes, elles versent une pincée de
sel sur leur tête en disant « le sel sur toi » (que le charme soit sur
toi). Après cela, les femmes passent pour être charmantes aux yeux des
autres et à leurs propres yeux. Car c’est le sel qui enlève la fadeur de
la nourriture et, par assimilation, celle des gens ; c’est le sel qui
éloigne les djinns qui peuvent donner la fadeur aux humains et qui
empêche les humains de ressembler aux djinns que la fadeur caractérise.
Quand on voit une personne sans charme ni beauté, on dit qu’elle est
laide comme un djinn. En général, le fait d’utiliser le sel est une
façon de chasser les djinns. Quand on veut se protéger d’eux, on porte
avec soi du sel ou on le met dans les coins de sa maison.
28Au Maroc, le
partage de la nourriture a une valeur symbolique très importante. A
partir du moment où l’on mange avec quelqu’un, des liens sacrés se
créent, à la fois différents et proches des liens du sang. Différents,
parce qu’ils n’impliquent pas de relations de parenté, proches, parce
qu’ils impliquent des prestations de fidélité comme celles qu’on peut
attendre de sa famille. Être trahi par une personne avec laquelle on a
partagé la nourriture est ainsi toujours plus grave. Ce symbolisme du
sel a la même signification dans toutes les régions du Maroc. Hassan
Rachik a constaté des faits semblables dans le Haut-Atlas marocain :
« Le sel dévoile toute personne qui ne respecte pas les obligations morales consécutives au partage du repas. En effet, lorsque deux personnes ou plusieurs absorbent en commun les mêmes aliments, la nature de leurs rapports change ipso facto. Les consommateurs d’un même repas doivent s’abstenir de se faire du mal. Le transgresseur du pacte implicite et mystique ne peut échapper au sel qui a le pouvoir de ligoter et d’attacher. » (Rachik, 1990, p. 63)
293. On demande le teslīm tout au long de la soirée. Ce mot est d’usage dans les confréries marocaines des gnawa et des ‘issawa (Brunel, 1926 : 249). Il provient probablement de l’arabe classique, de la racine slm qui veut dire : être sain et sauf, être en bon état et se porter bien. Mais il est aussi très proche du mot taslim
qui vient de la même racine et qui signifie : acceptation, concession,
reconnaissance, résignation, transmission et salutation. « Ce mot
existait depuis la période préislamique : salam ‘alaykum signifiait pas de guerre entre nous » (Lisān…). Cette expression existe de nos jours comme forme de salut et signifie : « la paix sur vous ». Le teslīm utilisé par les confréries et dans les soirées de transe comprend quelques-unes des significations de taslim. On dit aux assistants, qui ne prennent pas au sérieux ou qui se moquent (en cachette) des personnes en transe, selmū ou telbū teslīm, c’est-à-dire « reconnaissez les djinns, croyez en leur existence, sinon ils vont vous frapper ». Lm‘allem commence la soirée par dire, en faisant la révérence, mselmin,
c’est-à-dire « nous sommes résignés à vous, nous vous demandons des
relations de paix, nous sommes à vous, nous ne vous faisons pas de mal
et nous vous demandons de ne pas nous en faire ». Le teslīm
n’est pas demandé uniquement par les possédés et les membres de la
confrérie, il l’est aussi par l’ensemble de l’assistance qui a peur
d’être atteinte par les djinns, tout en voulant profiter de leur baraka
afin d’obtenir une guérison ou la réalisation d’un souhait.
30Pour désigner une soirée de transe à Khénifra, on dit l-līla, c’est-à-dire « soirée » ou l-līla dyāl jjedba ou l-līla dyāl hedra. Le mot jedba vient probablement de la racine jdb qui signifie : attirer, captiver, charmer, séduire, tirer. On dit aussi : l-līla dyāl hedra ; le mot hadra signifie « présence » et vient du verbe hadara qui veut dire : « être présent », « se trouver là », l-līla dyāl jjedba signifie en dialectal marocain : « soirée de transe », et l-līla dyāl hedra
signifie : « soirée où les djinns sont présent ». Pendant cette soirée,
les possédés ne sont plus eux-mêmes ; ils perdent la responsabilité de
leurs gestes et de leurs paroles ; leur corps, pendant la transe, n’est
qu’une façade derrière laquelle se cache le djinn pour agir. C’est pour
cela que le possédé est considéré comme irresponsable. Cette
irresponsabilité s’étend à l’ensemble de ses comportements anormaux,
hors même des séances de transe. On dit de lui : « il a fait ça malgré
sa volonté », machī lkhatrū. Le cas de Malika le confirme. Tout
son comportement, les fugues, la fréquentation de plusieurs hommes ou
même la prostitution sont des actes involontaires aux yeux de sa famille
et aux yeux des gens qui croient à la possession. On peut, cependant,
croire aux djinns et à la possession mais douter de l’irresponsabilité,
cela dépend aussi des circonstances. Il ne faut pas croire, en outre,
que toutes les personnes qui ont un comportement interdit (fugues,
prostitution…) puissent passer pour des possédés ou même le tentent. Une
femme qui se prostitue et qui explique sa prostitution par des raisons
économiques n’est pas considérée comme possédée. Malika, au contraire,
prétend que tout ce qu’elle a fait, elle l’a fait malgré elle :
« Je ne réalise pas ce que je fais, moi je ne veux pas faire tout ça. Je me sens obligée de faire des choses que j’ai honte de raconter. Je sais que le fait de partir sans rien dire inquiète mes parents qui passent leur temps à me chercher, mais je ne peux pas les avertir car quelque chose me prend et je ne pense plus à personne, je pense seulement à faire ce que je suis obligée de faire. Une fois la nuit tombée, je ne sais pas comment, j’avais envie de partir à Mūlay Bū‘azza (un sanctuaire). Je suis partie sans rien, je n’avais ni argent ni nourriture, et je ne me rappelle pas comment j’ai fait pour arriver là-bas, je ne sais pas si je suis allée à pied ou si quelqu’un m’a prise en voiture. »
31J’ai mentionné,
plus haut, les maladies qui sont provoquées par les djinns ; mais tous
les malades qui attribuent leurs maux à cette origine ne sont pas
forcément possédés, car le djinn, dans certains cas, donne la maladie et
quitte le malade. C’est ce que l’on dit, par exemple, des personnes
atteintes de paralysie. On ne peut pas considérer, non plus, que les
possédés soient constamment habités et dirigés par les djinns. A part
les fous, les autres ont un comportement normal et, en dehors des
moments de crise, sont traités et considérés comme n’importe qui. En ce
qui concerne les crises comme celles de Malika, où l’on fait (ou prétend
faire) des choses sans vouloir les faire, je ne trouve pas
d’explication à leur déclenchement : ni les discours des possédés et de
leur entourage, ni l’observation répétée de cas ne permettent d’isoler
des causes déclenchantes : c’est la possession qui les explique en
général. En revanche, les crises où l’on crie, où l’on s’arrache les
cheveux et se griffe, où l’on se tord par terre, sont généralement
déclenchées par une contrariété ou un énervement, par des odeurs et
surtout par celle du benjoin. Mais, pour entrer en transe, la musique
semble l’élément déterminant. Il s’agit d’une musique particulière,
celle du djinn possesseur. Néanmoins, il est vraisemblable que l’effet
de la musique soit préparé par l’ambiance qui règne dès le début des
soirées de transe. On y parle de différents cas de possession, de la
maladie, du malheur, des djinns, des sanctuaires et de la transe. Cette
ambiance n’est toutefois pas déterminante. Dans d’autres contextes comme
les fêtes, les possédés peuvent entrer en transe si les musiciens
jouent un rythme semblable à celui de leur djinn. Ces rythmes sont
généralement évités.
32Quand la musique
de transe commence, les possédés dansent d’une manière très lente et
calme, puis commencent à se lever en dansant, et l’agitation devient
progressivement plus au moins agressive ; d’autres se lèvent d’un seul
coup pour danser. Parfois, quand la musique s’arrête, des possédés
tombent par terre en se tordant dans tous les sens et en criant. C’est
cette phase de dynamisme et d’action que je nommerai « transe », en
suivant Rouget qui la définit comme un certain type d’états « qui ne
s’obtiennent que dans le bruit, l’agitation et la société des autres »
(1990, p. 47). Cependant, l’état de satisfaction totale que manifeste le
possédé après l’audition de son rythme favori, quand la voyante lui
offre ce qu’il désire ou plutôt ce que désire son djinn, je le nommerai
« extase », à l’encontre, cette fois, de Rouget qui définit celle-ci
comme étant « un certain type d’états, disons seconds, atteints dans le
silence, l’immobilité et la solitude » (ibid.). En effet,
l’extase, aussi bien que la transe, peut avoir lieu dans le bruit et
dans la société des autres, mais dans un bruit moins violent que celui
de la transe car il n’y a plus de musique, et l’agitation diminue sans
exclure la société des autres. Le possédé en extase exprime et semble
ressentir, alors, une jouissance extrême et une joie profonde, sans se
préoccuper de ce qui l’entoure, comme s’il était dans une solitude
totale et complète ; il est dans son propre monde et donne l’impression
de ne voir et de n’entendre personne.
33La description de
l’attitude d’une jeune femme possédée par Sidī el-Bahri, le Maître des
mers, va faciliter l’explication de cet état. Après l’audition de son
rythme musical, la voyante lui a donné un bol d’eau qu’elle a bu d’un
seul trait, mais elle a continué à chercher de l’eau, l’air affolé. La
voyante, avec l’aide d’autres femmes, a amené une grande bassine remplie
d’eau. Dès que la jeune femme l’a vue, elle s’est précipitée pour se
mettre dedans ; elle avait les yeux fermés, un grand sourire serein qui
exprimait le bonheur et le repos, des gestes très lents ; elle mettait
ses mains dans la bassine, les remplissait d’eau pour la boire,
mouillait et massait tout son corps avec une lenteur extrême, comme si
elle voulait prolonger chaque mouvement pour faire durer le plaisir. La
différence entre l’état de transe et l’état d’extase tient à ce que,
pendant l’état de transe, le possédé reste conscient de certaines
choses, par exemple des rythmes joués, de la présence de sa couleur
préférée que les assistants doivent éviter de porter ou cacher en se
couvrant d’un drap, par crainte d’être attaqués par le possédé qui
réduira leurs vêtements en lambeaux. Il est conscient aussi des gens qui
ne prennent pas au sérieux sa possession : ceux-ci risquent d’être
agressés. En ce sens, il est conscient de la présence des gens. Cette
conscience est momentanée car, après la transe, le possédé ne se
rappelle plus de rien. Au contraire, durant l’état d’extase, le possédé
est inconscient de tout ce qui l’entoure, du bruit et des gens.
L’isolement et la solitude ne sont pas réels parce qu’il est entouré ;
mais ils sont éprouvés.
La transe comme rituel
34La raison pour
laquelle on organise une soirée de transe est d’expulser ou de conclure
un accord avec le djinn possesseur, afin d’atténuer la souffrance du
possédé. J’écris « atténuer » parce que précisément « l’expulsion »
n’est en fait ni définitive ni complète : la personne peut retrouver un
comportement normal, mais son djinn pourra toujours se manifester si
elle ne respecte pas les accords conclus lors de la soirée de transe,
comme il pourrait aussi se manifester à l’occasion d’autres soirées
auxquelles il assisterait. Cette nouvelle manifestation du djinn est
temporaire et n’implique pas que la personne soit de nouveau
« habitée ». De ce point de vue, Mohamed Boughali considère la transe
comme une cure n’aboutissant jamais à la guérison totale mais – à
l’instar de la psychanalyse – rendant seulement l’atteinte supportable :
« En d’autres termes, en conditionnant les individus par la persistance diversement alimentée de telles représentations, le discours ethnopsy-chiatrique marocain suggère à quel point la maladie mentale n’est pas une affaire à prendre à la légère et que, tout bien considéré, il est préférable d’accepter les melk qui en sont responsables et de faire du corps propre une sorte de propriété qui leur revient par un droit à la fois tacite et accepté. Désormais, en optant pour la transe rituelle, le malade sait à quoi s’en tenir et passe le reste de son temps à alimenter, par des espoirs accumulés et participants, une véritable instance de guérison. » (Boughali, 1988, p. 260-261)
- 16 La musique joue donc un rôle très important dans les transes, ce qui n’est pas spécifique aux Maroc (...)
35Selon cet
auteur, la transe servirait donc à mettre en scène la maladie afin d’en
atténuer la gravité. Et c’est apparemment ce qui se passe, puisque la
plupart des personnes que j’ai rencontrées et qui s’étaient dites
possédées par un djinn ont poursuivi une vie « normale ». Ainsi en
est-il de Malika qui n’est plus sujette à des crises ou à des fugues,
mais qui continue à entrer en transe chaque fois qu’elle assiste à une
soirée de transe ou chaque fois qu’elle entend une musique de transe16.
36L’autre raison
pour laquelle on organise une soirée de transe est la restauration de la
communication entre la personne possédée, sa famille et leurs proches.
Cette fonction latente de la transe a été mise en évidence dans d’autres
sociétés, comme chez les Hausa du Niger :
« Le rituel de possession a donc pour tâche de restaurer les modalités de communication de l’individu dans son groupe (familial et villageois), mises en cause par l’intervention perturbatrice du génie ; ainsi, les récits de femmes, très largement majoritaires parmi les possédés, font état de difficultés personnelles liées à la maternité (stérilité, fausses couches) ou au mariage (polygamie, union forcée). » (Vidal, 1992, p. 70)
37Dans le cas de
Malika, il s’agissait d’exposer et de prouver publiquement que son
comportement marginal ne relevait pas de sa volonté mais lui était dicté
par son djinn. Ainsi, le fait de dire rétablit la normalité de sa
situation et rend alors possible la reprise des échanges sociaux. A
partir de ce moment, son djinn est censé la laisser libre ; elle est
donc à nouveau maîtresse d’elle-même.
38Il peut paraître
paradoxal de faire appel aux djinns dont on a constamment peur. Cela
tient au fait que la séance de transe n’est pas un exorcisme mais la
négociation d’une cohabitation pacifiée avec eux. On observera
d’ailleurs que l’intermédiaire de cette négociation est lui-même un
djinn, puisque c’est le djinn possédant le chef des musiciens qui
s’adresse au djinn de la possédée. La présence des djinns n’est donc pas
mise en cause, et ce que l’on recherche est visiblement une entente. En
ce sens, le lieu de la transe devient un espace de paix où humains et
surhumains peuvent communiquer, à condition que les humains prennent au
sérieux les djinns et donc les possédés ; se moquer d’un possédé en
transe est ainsi considéré comme une rupture du pacte de paix. Celui qui
rit ou qui dit que les personnes en transe ne sont que des menteurs
est, d’ailleurs, censé être puni par les djinns et devient lui-même
possédé. Cette explication ne saurait, cependant, suffire : demeure
inexpliquée la raison qui conduit les Marocains à négocier avec les
djinns plutôt qu’à les chasser. Bien souvent, en effet, le traitement de
la possession se résume à un exorcisme, à l’expulsion plus ou moins
violente de l’être possédant. Au contraire, la transe est un « hommage »
qui lui est rendu, un dialogue qui s’engage avec lui et qui n’aboutit
qu’à un retrait partiel, puisqu’il demeure toujours dans l’entourage de
la personne possédée. Cela tient sans doute à ce que les djinns habitent
un univers parallèle à celui des humains, dont ils partagent de
nombreuses caractéristiques. Ils ne représentent donc pas l’altérité,
l’inverse du monde des hommes, mais se définissent plutôt par un
campagnonage ambigu. Il devient, en ce sens, difficile de les rejeter
parce que le rejet suppose l’étrangeté. A cette explication il convient
d’ajouter que la relation hommes/djinns est une relation conflictuelle
basée sur une crainte réciproque. Les humains ont peur d’être frappés
par les djinns, et les djinns peuvent souffrir à cause des
humains. Par exemple, si un homme verse de l’eau bouillante dans les
égouts, il risque de les brûler. Chacun des protagonistes a peur de
l’autre mais, en même temps, se sent incapable de s’en débarrasser.
39Cette situation
est conforme à la conception agonistique des relations qui prévaut dans
la société marocaine. Elle est similaire à celle dans laquelle se
trouvent des personnes qui sont en situation de concurrence et se
trouvent, cependant, obligées de cohabiter, comme des coépouses qui se
jurent mutuellement de ne pas se faire de mal et, surtout, qu’aucune
n’usera de la sorcellerie pour chasser l’autre. Ce pacte de paix résulte
du fait que chacun des protagonistes reconnaît qu’il n’a pas la force
ou les moyens d’éliminer l’autre. La situation d’équilibre entre les
parties, la pacification, ne résulte pas de la victoire définitive de
l’une sur l’autre ; elle est la conséquence d’une négociation où la
violence, toujours présente, mais théâtralisée, impose à chacune le
respect de l’autre. Il s’agit donc d’un compromis assez semblable à
celui évoqué par Jean Pouillon (1987) à propos des relations entre margaï (génies) et Dangaleat (une population montagnarde du centre tchadien). Les margaï
sont toujours considérées comme les premières habitantes du lieu ;
elles agressent les humains quand ceux-ci manquent aux règles du culte
et de la morale, mais, plus profondément, parce qu’ils sont des intrus.
Comme les humains ne peuvent renoncer à l’intrusion, un compromis est
nécessaire dont les rites sont l’application. Donner aux margaï
signifie que les hommes tiennent compte de leur présence et ne veulent
pas les évincer. Tout cela est fort près de la doctrine marocaine sur
les djinns qui sont aussi considérés comme les premiers habitants des
lieux maintenant occupés par les hommes. Ce qui diffère relève de la
conception culturellement construite des situations de conflit : alors
que les Dangaleat expliquent l’agressivité des margaï par un
manquement à des règles impersonnelles, les Marocains expliquent
l’agressivité des djinns par un manquement à des règles
interpersonnelles. Pour les uns, les êtres surhumains sanctionnent
l’irrespect d’une prescription ; pour les autres, ils punissent
l’irrespect de leur personne.
40Cette relation de négociation avec l’être surhumain dont on ne peut se débarrasser est également observable chez les zâr éthiopiens.
41Ceux-ci ont
presque les mêmes caractéristiques que les djinns, bien que les
Ethiopiens de Gondar soient chrétiens. Ils sont semblables aux hommes,
vivent à leur proximité, organisés en société hiérarchisée, de sexe
féminin ou masculin, chrétiens, musulmans ou païens… Cependant, avec les
zâr, le pacte de paix résulte d’une substitution de victime ; on ne détruit pas le zâr,
on le renvoie à une autre victime. Mais la caractéristique essentielle
de la relation avec les djinns demeure : « L’idée de « faire la paix »
avec le zâr, de l’amener à « pardonner » est la base de tout le
traitement appliqué par les guérisseuses et les guérisseurs… Il s’agit
donc essentiellement de réparer la faute commise, de rendre les zâr conciliants. » (Leiris, 1989, p. 19)
42Cependant, ces
explications ne sont que partiellement satisfaisantes, même si l’idée de
compromis permet de comprendre la nature exacte de la séance de transe.
Il importe, pour aller plus loin, de se reporter au travail de Zempléni
sur les « être sacrificiels » (1987). Comparant le culte wolof des rab, le culte éthiopien du zâr,
des faits yoruba, fon, brésiliens et haïtiens, il montre que la
« transe rituelle tend, quant à elle, à condenser en la figure du
possédé celle de la victime animale et du sacrifiant humain, et à
déplacer sur cette figure humaine animalisée deux éléments de scénarios
sacrificiels : la consécration et l’immolation de la victime. »
(Zempléni, 1987, p. 314) Si l’on poursuit en ce sens, la transe ne
relèverait pas de l’exorcisme mais du sacrifice ; elle ne serait pas un
rituel d’expulsion mais, tout au contraire, le don momentané d’une
personne humaine à un être surhumain. C’est en cela que la soirée de
transe est un « hommage » en même temps que cette « application d’un
compromis » dont parlait Pouillon. En recevant l’être surhumain en lui,
le possédé offre une métaphore théâtralisée de la possible cohabitation
des hommes et des djinns.
Les significations sociologiques de la soirée de transe
43La plupart du
temps, les rituels qui demandent la présence d’un groupe sont
interprétés comme des moyens destinés à renforcer l’intégration sociale
en subordonnant l’individu à ses rôles sociaux (par ex. Turner, 1972,
p. 302 et, plus récemment, Colleyn, 1988, p. 193). Conformément à cette
interprétation du rituel, les cultes de possession sont souvent décrits
comme le mode d’expression par excellence des groupes dominés (par ex.
Lewis, 1977 ; et, pour ce qui est du Maghreb, Ferchiou, 1972, p. 66 ;
Ouitis, 1977, p. 117). Reysoo, dans son travail sur les pèlerinages au
Maroc, affirme que la fonction principale des soirées de transe et des
sacrifices est de renforcer la solidarité du groupe (Reysoo, 1991,
p. 80). Certes, pendant les soirées de transe, toutes les femmes
présentes donnent l’impression de soutenir la personne pour laquelle la
soirée est organisée, prient pour que son problème soit résolu,
l’entourent de toute leur affection et de leurs soins, racontent leurs
propres problèmes qui peuvent être semblables aux siens. Cette ambiance
donne l’impression d’une solidarité réelle et forte, mais, en réalité,
la soirée ne renforce aucun lien. Ce qui s’y passe est temporaire. Tout
d’abord, cette soirée avec ses couleurs, ses odeurs, ses musiques, ses
danses… est aussi un spectacle pour nombre de participantes (et de
participants). Ce caractère avait déjà été mis en avant par Leiris, à
propos des aspects théâtraux de la possession par les zâr (Leiris, 1989, p. 33). Le terme que l’on emploie, en dialectal marocain, pour dire que l’on va à un spectacle est d’ailleurs : nemchī netferrej,
terme qu’utilisent aussi beaucoup de personnes qui vont à une soirée de
transe. Ceci correspond à l’exemple de l’horoscope qu’Albert Piette a
proposé pour illustrer le mode de participation paradoxal et mineur au
rituel :
« L’autre concerne la croyance anodine aux horoscopes, stimulée par des lectures voilées et intermittentes : elle apparaît comme une croyance clignotante, indécise ou semi-ludique, oscillant entre le sérieux et le non-sérieux, bénéficiant de la charge d’excitation à la lecture même, mais aussitôt modalisée par l’effet de la conscience rationnelle et critique. » (Piette, 1993, p. 73)
44Cependant, la
plupart des participants – des femmes, sans doute la part majoritaire –
assistent à la transe afin de résoudre des problèmes personnels. Ils
profitent de la présence des musiciens de la confrérie pour leur
demander de prier pour eux, afin qu’Allah les guérisse de leurs maux et
résolve leurs problèmes. La présence de la voyante leur permet aussi de
profiter d’une séance de divination. La catégorie la moins représentée
est ainsi formée des personnes préoccupées par la possédée pour laquelle
la soirée est organisée.
45La soirée de
transe n’exprime donc pas la solidarité du groupe, elle rassemble
seulement dans une représentation collective des femmes et des hommes
qui y assistent pour des raisons personnelles. Ainsi, les explications
par la solidarité s’avèrent-elles beaucoup trop globales pour rendre
compte des différentes motivations des participants et de la fonction
sociale de la transe. De plus, elles conduisent à sous-estimer la raison
explicite de celle-ci pour les participants.
Notes
12 Les Egyptiens, par exemple, semblent ne pas distinguer les ‘afārīt (démons malfaisants) des djinns : « […] J’ai constaté que les paysans emploient indifféremment les mots ginn ou ‘afārīt ; ce dernier est le plus courant. On croit que les ‘afārīt
sont des êtres ignés et qu’ils furent créés bien des millénaires avant
Adam. Les gens désirant nuire à autrui peuvent les choisir comme
auxiliaires ; ils peuvent aussi entrer spontanément dans le corps d’un
individu occupé à faire du mal ; car en agissant ainsi il s’est exposé
ou même offert à cette possession. […] Ils vivent, croit-on, sous la
terre ; ils forment là une société organisée, ayant à sa tête un roi. On
est persuadé qu’ils hantent les sources et les puits dans des contrées
inhabitées […] » (Blackman, 1948, p. 194)
13
Encore qu’il existe d’autres représentations de celle-ci : « C’est une
méchante sorcière qui apparaît la nuit dans les rues sombres du vieux
Fès, elle appelle les femmes qui sont seules et les entraîne pour les
noyer dans les égouts de l’oued Fès ou dans les écluses des moulins.
Lalla Sfia a vu Aïcha Qandicha. Voici comment elle raconte ce mémorable
et dramatique incident. « Nous étions assises dans gharfa (au premier étage), Lalla Zobeïda, Lalla Kheira et Mbarka la négresse : après l’‘acha
(le dîner), on frappa à la porte ; Mbarka alla demander « qui est
là ? » ; une voix de femme répondit : « je suis de ce pays » ; Mbarka
n’ouvrit pas et cependant elle vit monter devant elle la visiteuse
tardive ; elle était couverte d’un haïk de soie, le litham
cachait sa bouche. Elle entra dans la chambre, nous étions épouvantées ;
elle dit « qui vais-je prendre ? », et elle essaya de serrer le cou de
Lalla Kheira. Mbarka avait saisi un bâton et frappait tant qu’elle
pouvait, mais Aïcha Qandicha ne paraissait pas sentir les coups qui
résonnaient sur son corps comme sur la pierre. Heureusement, Mbarka eut
l’idée de saisir un morceau de sel et se mit à frapper la vieille, dont
le sang jaillit, et qui commença à dire “Ah ! Ah !” » (Odinot, 1926 :
127-128).
14
Qui sont de toute manière interdits en dehors du mariage (Bousquet,
1990). On considère seulement que c’est encore plus grave dans ces
circonstances.
15 Le sel est censé éloigner les djinns.
16
La musique joue donc un rôle très important dans les transes, ce qui
n’est pas spécifique aux Marocains. Colleyn a noté la même chose à
propos des cultes de possession au Mali : « Néanmoins, ceux qui peuvent
éventuellement tomber en possession se tiennent à l’écart de la musique
et de la danse » (Colleyn, 1988, p. 179). Il s’agit, en effet, d’une
caractéristique de la relation musique et possession, ainsi que l’a
montré Gilbert Rouget (1990). La persistance d’une sensibilité à la
musique souligne bien que la soirée de transe ne met pas fin à la
possession ; ce qui change visiblement est le rythme de la danse avant
et après la négociation : de violent il devient apaisé.
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